Demain la France

(A l'occasion de la Présidentielle 2007)

Je suis de la race inférieure, de toute éternité.
Arthur Rimbaud

Pourquoi parle-t-on et pourquoi agit-on ? Pour bouter le barbare hors de notre vue, hors de notre parole, ou pour voir si l'on ne peut pas exister autrement ? " Apprivoise-moi ", disait le renard au Petit Prince. Sachant que dans un monde de plus en plus petit, nous sommes condamnés à nous entendre, à nous apprivoiser.

Dans quel sens veut agir celui qui revendique les Croisades, qui s'enorgueillit de la France des Croisades ? Disant cela, se croit-il dans un nouveau jeu de rôles ou pèse-t-il tout le poids historique et social de ses mots ? Il ne faut jamais oublier que les tueries sont précédées des mots qui les déclenchent. Ce sont des paroles de papes et de rois et roitelets en manque de reconnaissance qui ont déclenché les Croisades. Et puisqu'on se vante des Croisades, à quand la fière revendication de l'Europe de l'inquisition, voire de celle des chambres à gaz (il y a en qui le font déjà) ? À quelques siècles d'intervalle, c'est à chaque fois la même Europe. Celle qui, au nom de son identité (qu'il faudra bientôt, nous dit-on, protéger par un ministère), veut bouter l'impie, l'impur, le barbare.

Celui qui revendique les Croisades et qui veut par ailleurs mettre en place ce ministère d'une appellation d'origine douteuse et qui ne rappelle rien de bon, compte-t-il achever le travail inaccompli puisque la Terre sainte est encore entre les mains de l'impie, et de l'impur ? L'œuvre inachevée est une idée répandue et dans chaque contrée, on trouve des forcenés du labeur qui aimeraient bien continuer sur la lancée de leurs valeureuses ascendances.

Pour quel résultat ? Peut-on dire que les croisades ont apporté un quelconque apaisement des deux côtés du vieux monde ? Peut-on dire qu'une certaine Amérique, avec sa nouvelle croisade, est moins frustrée qu'elle ne l'était avant la guerre en cours qui n'est malheureusement pas près de finir ? Peut-on dire que les religions sont sorties rassérénées de tant de guerres les ayant opposées les unes aux autres à travers les siècles ? C'est que l'autre, toute racaille qu'il est, vermine qu'il est, ne se laisse pas exterminer sans résistance. Oui, oui, la pire des vermines résiste à la plus céleste des beautés quand il s'agit de délayer son achèvement. Au risque parfois d'achever la beauté.

Vu que ce discours est en marche, c'est une certaine perception de l'autre qu'il ne faut plus hésiter à nommer. Après les bruits et les odeurs, après l'immigré qui pique dans le frigo du français, après la France tu l'aimes ou tu la quittes, après la racaille, après le Kärcher, après tu veux le transfo, après la guerre des religions dans les banlieues, il faut que l'on se pose la question : dans quelle France veut-on se réveiller demain, quelle place veut-on faire à l'autre dans notre société, où veut-on la mener, dans quel miroir veut-on la voir et voir l'autre ? L'autre sans qui notre existence ne serait possible et qui à l'occasion peut nous faire peur. Mais sans l'autre, existerait-on encore ?

Et voir aussi ce que veulent entreprendre les fiers des croisades, les guerriers des religions aux portes des cités, les néo-écolos d'une Europe pure ? À supposer que la France pure, l'Europe pure aient jamais existé. La France en question n'est-elle pas le mélange de l'irréductible Gaulois et de l'invincible Romain ? L'Europe n'est-elle pas le mélange du fier Viking et autres et du valeureux philistin et autres ? Les mélanges du passé se sont souvent faits dans la douleur, dans l'adversité mais est-ce une raison de perpétuer ce mode d'échanges ? Et maintenant que le mélange est là, que l'ivraie est dans le grain, comment comptent-ils purifier le tout, nos épurateurs ? Quand on pousse pareille logique à son paroxysme, on rejoint des discours ô combien extrêmes qui, eux, ne se contentent pas de l'Europe des blonds, des roux et des bruns, mais qui ne la voudraient que blonds aux yeux bleus. C'est une autre purification mais il suffit de suivre la logique jusqu'au bout, et nous y sommes. Ne pas oublier que la petite discrimination quotidienne et banale que nous sommes tentés de considérer sans conséquences n'est jamais loin de déboucher sur la grande discrimination, et la solution finale.

Mais l'attaque suscite la défense et la vermine se défendra, ne se laissera pas forcément écraser par la céleste beauté qu'elle convoitera même. Tout comme le colon ou le fermier esclavagiste du sud n'a cessé de convoiter la beauté nocturne, tout comme un certain Occident ne cesse de chercher la douceur et la fraîcheur chez la beauté solaire. Avec ce mépris, ce dégoût tout de même, au contact du dissemblable qu'on peut croiser dans les récits coloniaux ou les paroles de bistrots. La vermine n'a que faire du mépris, du dégoût. Elle se propage et laisse l'autre se dépatouiller avec sa peur et sa frustration.

Et si ce nouveau croisé ne nettoyait pas la Terre sainte, puisqu'il n'en a pas les moyens, vu que le maton en chef de la planète est en grande difficulté dans sa besogne de nettoyage, de quoi se contenterait-il ? Mènerait-il une croisade interne contre la vermine installée dans les murs, contre le bougnoul et le Noir qui leur livrent une nouvelle guerre des religions sur le corps même de la fille aînée de l'Église ?

Quelle perspectives nous offre-t-elle cette vision, guerrière quand elle revendique une certaine noblesse, mafieuse quand elle fait appel à la loi du plus fort, pour gérer le lien social, son lien à l'autre ? Quel avenir peut-il nous préparer, celui qui ambitionne d'exercer le pouvoir comme un suprême caïd ? Éboueur de cette France qu'il ne voit qu'embourbée, nettoyeur de cette France qu'il voit encerclée, envahie. Quel avenir peut-on espérer en se retrouvant collectivement entre les mains des apprentis caïds qui font croître leur gloriole sur la peur de l'autre ? Vers quel avenir commun peut-on aller avec une pareille conception du pouvoir et de son exercice ?

Ni la France, ni l'Europe ne devraient se permettre une pareille régression, sortir de l'Europe des lumières, de l'Europe de l'inclusion, pour retourner à l'Europe des croisades, de l'inquisition, à l'Europe de l'exclusion.

La France peut-elle se permettre cinq ans, dix ans de kärcherisateur ? Y aurait-il d'ailleurs un quelconque nettoyage ? De quel travail à accomplir parle-t-on, si dire une fois racaille et une fois Kärcher vous interdit deux ans durant les portes des cités ? Ne sommes-nous pas devant des caïds de l'effet d'annonce, des caïds de papier ? Une attitude qui installe à tous les nivaux de la société un esprit de méfiance, de haine et d'exclusion. État d'esprit qui permet aux forces de l'ordre d'agir, à leur tour, comme des matons, des caïds, et d'arriver à menacer du fameux transfo les jeunes qu'elles interpellent.

Devons-nous retourner à la loi du talion parce qu'il y a quelques injures et quelques explosions ? Ne devons-nous plus témoigner le moindre égard envers quiconque, et ainsi amoindrir la place de la parole, qui est comme le miroir de ce que nous sommes ? On voit et on agit comme on parle, comme on pense. Et il ne faut jamais négliger de pousser à l'extrême les conséquences que peuvent produire nos mots, nos actes.

L'Amérique qui n'a pas de mémoire ou si peu - parce qu'elle a fait table rase de ce qui l'avait précédée sur ses propres terres - a pu, par la bouche de son président, parler des Croisades et déclencher une guerre. Elle a ses excuses, l'Amérique. Mais comment peut-on, en Europe, revendiquer les Croisades, l'esprit des Croisades et ses quatre siècles de guerres, alors qu'on y brigue les plus hautes fonctions dans une période où de nouveaux conflits confessionnels sont à l'œuvre ?

Il serait regrettable de retourner vers cette conception moyenâgeuse de l'identité où chaque individu, chaque pays, chaque continent se voit comme une citadelle à défendre, pour s'entourer de murailles (la guerre des étoiles n'est elle pas le prolongement ultime de cette logique où les murailles sont aussi érigées contre le ciel, contre les dangers qui pourraient venir du ciel ?) et assurer ainsi sa survie à travers la guerre qu'il livrera à l'autre. Il est plus que jamais nécessaire de promouvoir cette autre conception de l'identité où chacun peut se voir comme un territoire ouvert qui, au contact de l'autre, s'agrandit, s'enrichit et va vers une plus grande existence. Une existence où l'être de chacun peut devenir un chef-d'œuvre, comme disait Foucault, et se donner les moyens de cette coexistence pour que nous soyons pauvres de nos différends et riches de nos différences, de nos échanges.

©Seyhmus Dagtekin 2007
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