S'OUVRIR A L'AUTRE

Texte paru dans le numéro d'octobre 2001 de La Revue des deux mondes

Comment arrive-t-on à une langue, comment arrive-t-on à écrire dans une langue ? Les chemins qui mènent à une langue peuvent être multiples tout comme les chemins qui mènent à un pays même si les uns peuvent plus ou moins être ouverts et les autres fermés de multiples manières. En ce qui me concerne, je suis arrivé au français parce que je suis arrivé en France, c'est-à-dire qu'avant mon arrivée en France je n'avais aucun lien avec le français mais un lien affectif et matériel avec la France, mon grand frère qui y était installé depuis 1974 finançant mes études en Turquie, et j'écris en français parce que je vis en France. Comme quoi, l'arrivée au français passe d'abord par l'ouverture de la France à l'autre. Et là aussi, l'ouverture peut être de multiples manières.

Une fois qu'on est devant, comment arrive-t-on à entrer dans une langue ? Là aussi il doit y avoir autant d'entrées que d'entrants. Pour parler de mon entrée, je peux dire que je me suis toujours placé dans un naturel avec les langues que j'ai approchées que cela soit avec l'anglais ou l'arabe et plus tard avec le français. Cela était déjà vrai pour le turc que j'avais appris à la suite de ma langue maternelle, le kurde. J'ai appris ces langues sans penser à me poser d'abord dans un rapport de distanciation ou au contraire de filiation les concernant mais plutôt dans un rapport de proximité et d'immédiateté. Je devais les apprendre, je les apprenais comme un pays à découvrir, comme une géographie à faire mienne en établissant à chaque fois, à côté de mon rapport naturel à ces langues, un rapport livresque très marqué qui sortait ma relation de toute référence régionale et/ou exotique et me mettait en contact direct avec la langue. Dans le cas du français, j'ai ajouté à ce rapport livresque un rapport de cinéphilie qui, je crois, a apporté une profondeur à mon parler français, a installé mon parler dans une certaine durée. De Michel Simon de Boudou sauvé des eaux, de Jean Renoir dans sa Règle du jeu à Jean-Paul Belmondo d'A bout de souffle en passant par les personnages de Rivette et de Rohmer et autres, j'ai essayé de m'installer dans une familiarité orale avec le français.

Aussi, je n'entre pas en étranger. Je ne me suis jamais considéré étranger à une langue, tout comme je ne me suis jamais considéré étranger à l'autre. L'autre peut m'être inconnu, mais ne m'est pas étranger. De même pour sa langue. Les êtres et les langues, nous sommes quelque part de la même étoffe, malgré les différences de texture et de couleur. La langue de l'autre m'est inconnue mais je peux l'apprendre, et elle peut me devenir connue, peut me devenir intime. Tout comme l'autre, de l'inconnu qu'il est, me devient, peut me devenir intime. C'est au prix de cette intimité avec l'autre que je peux continuer la vie. Tout comme l'autre me fait sortir de mon isolement et peut me perdurer, la parole de l'autre fait sortir ma parole de son cocon et en fait une parole ouverte, une parole partagée.

Ne pas reconnaître à l'autre l'exclusivité de sa parole revient à me dépouiller du droit d'exclusivité à la mienne. Cela revient aussi à ne pas me cramponner à mes particularités et aux territoires supposés être miens, y compris la langue mais à me mettre dans un entre-deux propice à l'échange. Pas des frontières qui séparent, mais des lignes à travers lesquelles s'établissent des passages entre altérités.

Quand je suis arrivé en France sans connaître donc mot du français et avant de commencer mes cours de français à Nancy, j'ai passé une quarantaine de jour chez mon frère qui habitait à Forbach, en Moselle. J'ai eu le temps de faire diverses rencontres dont celle d'un ancien étudiant venu apprendre le français et poursuivre ses études en France. Il m'avait dit qu'au bout d'un temps il avait renoncé, le français s'étant révélé une langue difficile à apprendre. Maintenant, il avait trouvé un travail et s'était installé mais sans les études. Et il me conseillait d'en faire autant.

" Il y a cinquante millions de français et tous parlent le français. Je verrai si peux faire autant. " lui ai-je répondu.

Au début, comme la plupart des arrivants, je n'avais aucune intention de m'installer en France ; je me voyais plutôt comme un produit destiné au marché turc. J'allais apprendre le français, obtenir mon diplôme de doctorat et retourner continuer en Turquie. Mais je voulais bien apprendre la langue. Et pour ce faire, j'avais presque instinctivement vu qu'il fallait abolir toute distance entre moi et le français. C'est ainsi que, vis-à-vis du français, je m'étais d'emblée mis sur la même ligne que les français de souche, empêchant ainsi toute fuite de part et d'autre.

Le reste à suivi sans que j'aie à me questionner outre mesure. D'ailleurs, je ne me considère pas comme francophone. La francophonie suppose tout un vécu historique, social et culturel que je n'ai pas. Je me considère comme né au français un jour d'octobre 86, à l'âge de vingt-deux ans. Et quand on est né à une langue, on ne se pose plus la question : pourquoi j'écris dans cette langue. On écrit tout simplement.

Au delà du naturel, il y a quelque chose que je pourrais qualifier de naturaliste dans mon rapport à la France et au français. Une relation qui tient dans ce raisonnement simple : puisque je suis en France, je vis de ce que je trouve en France. J'y mange, j'y bois, j'y copule, je m'y multiplie. Aussi je parle sa langue, j'use de sa langue pour écrire parce que c'est la langue commune, parce que c'est la langue la plus partagée dans cette géographie et parce qu'elle devient mienne à travers ce lien primaire. Sous d'autres cieux, sur une autre géographie, j'aurais mangé, j'aurais bu… autrement et j'aurais écris dans une autre langue. Naturellement. Tout comme je ne me fais pas accompagner de ma tribu ou de ma besace pour vivre en France, de même, je ne cherche pas forcément à continuer à m'exprimer dans une langue qui ne fait plus partie de mon quotidien qu'à de rares intermittences.

Cela ne veut pas dire renier ma provenance. Une écriture sans provenance risquerait d'être une écriture sans destination. Il s'agit plutôt de se reterritorialiser sur la terre et dans la langue d'accueil. Je reste l'arbre que j'étais tout en changeant de nourriture et c'est là qu'une alchimie doit opérer pour que je ne reste pas dans l'indigestion et que cette nouvelle nourriture me permette des couleurs et des nuances autres.

J'écris en français mais d'une géographie à l'autre, d'une langue à l'autre, on choisit ses fréquentations, on choisit ses affinités. De ce fait, le français, pas plus que l'allemand ou l'anglais, n'a une vision particulière des choses du monde mais véhicule plutôt la vision de ceux qui s'en servent comme outil. Ce qu'on appelle vision du monde est pour moi une affaire de transversalité qui peut être partagée par dessus toute géographie, par dessus toute langue. Il est clair que si j'étais arrivé à l'allemand, je n'en aurais eu ni le même usage, ni la même vision que celle d'un nazi par exemple. Je me serais plutôt vu avec Hölderlin, Goethe, Nietzsche ou Kafka. En France, je me suis découvert, je me suis fait des parentés avec Lautréamont, avec Artaud, avec Deleuze et ce n'est pas parce que je suis en France que je partage la même vision du monde et du français avec le fascisme en France par exemple. J'essaye de porter à travers le français ma propre vision forgée au long de mes rencontres plutôt que de porter une vision qui serait celle du français. Mais cela est vrai que par ailleurs, l'usage du français par rapport à la domination de l'anglais dans tous les domaines, peut marquer un certain esprit de résistance et devenir une forme de défense du droit à l'altérité.

Ouverture à l'autre ne veut pas dire s'écraser dans l'autre ou s'annexer à l'autre. Ouverture est un mouvement maîtrisé, alors qu'écrasement est le produit d'une chute. Qu'on se " shoote " aux hallucinants, au Coca-Cola, ou à l'anglais américanisé, c'est la même chute et l'écrasement en est le même. A cet égard, l'usage minoritaire du français au niveau mondial peut en faire un outil pour cette ouverture maîtrisée sur l'autre et empêcher que l'ouverture ne devienne chute et à terme disparition. Le français lui-même étant relativement en danger mais avec plus de moyen de défense que la moyenne des langues, il peut jouer un rôle fédérateur pour prévenir la chute et la disparition aussi bien de lui-même que celles des autres.

Le lien que je peux créer à travers mon écriture avec la France, avec le monde et avec l'autre peut être ce lien de résistance à toute hégémonie d'où qu'elle vienne et quelque forme qu'elle prenne. La résistance qui défendrait à la fois ma propre particularité, la particularité du français et la particularité de l'autre, des autres. L'autre étant la condition nécessaire de ma propre existence.

©Seyhmus Dagtekin 2001
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